TEXTES sur la PAGHJELLA


Photo du groupe Sarocchi,
paghjella au dôme des Invalides, "Nuit de musées", mai 2007.

Seconda :
B. Sarocchi / Bassu : G.P. Sabiani / Terza : G.P. Pieve.

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Benedettu Sarocchi a écrit les deux textes suivants sur la paghjella et nous autorise à les mettre en ligne :


Texte 1 : A PAGHJELLA.
Voici en quelques lignes des renseignements sur la Paghjella.

La paghjella est une des formes du chant polyphonique traditionnel. C’est le chant de fête par excellence car on l’entonne durant toutes les manifestations festives (fêtes patronales, banquets, noces etc.) Ne pas confondre la paghjella avec d’autres formes de polyphonies qui s’en inspirent dans le style de chant comme les « Terzetti » ou « Terzine » (tercets hendécasyllabiques le plus souvent rédigés en toscan), les « madricali » (chants d’amour à métrique libre en toscan également) et surtout le chant religieux tiré de la liturgie romaine, la plupart du temps en latin parfois appelé « messa in paghjella » (messe en paghjella).
Il s’agit d’une poésie profane composée d’un sixtain d’octosyllabes, certains pensent qu’il s’agit plutôt de 3 vers de seize pieds.

Exemple de paghjella :
Què sò voci muntagnole / Spurgulate di cannella
Beienu tutte le mani / L’acqua di la funtanella
A’ lu frescu di lu fovu / ‘Ntonanu la so paghjella.

traduction :
Voici des voix montagnardes claires de la gorge
Elles boivent tous les matins l’eau de la source
Sous la fraîcheur du hêtre, elles entonnent leur paghjella.

Les thèmes poétiques sont très variés. Il n’y a, à ma connaissance, aucun thème interdit. La paghjella peut être souvent d’un niveau poétique élevé comme parfois très bas, voire vulgaire, dans le cas bien entendu de paroles grivoises. Il est intéressant de noter que le haut style poétique en toscan (in trusca), présent dans la poésie traditionnelle est quasiment absent dans la paghjella.
Ces poèmes que sont les paghjelle sont véhiculés par la tradition orale et transmis directement le plus souvent de chanteur à chanteur. La paghjella sous forme de poésie improvisée est peu fréquente voire inexistante. Il faut croire qu’un individu invente une paghjella et que celle-ci est véhiculée et parfois transformée par d’autres ; ce qui laisse à penser que l’on a affaire dans bien des cas à une « réapropriation populaire » de l’œuvre qui devient de ce fait création collective.
En ce qui concerne la musique de la paghjella, il s’agit essentiellement d’un chant à trois voix : la siconda (ou seconda), voix principale mélodique qui démarre le chant et sur laquelle viennent se greffer les autres voix que sont la basse (u bassu), voix grave plus harmonique assez bourdonnante qui peut être doublée ou triplée (ce qui explique que l’on trouve souvent 4 ou 5 chanteurs entonnant une paghjella) et la terza (qui peut se traduire par « tierce » mais aussi par « troisième ») voix aiguë à la fois mélodique et harmonique qui vient compléter l’accord mais aussi enjoliver de mélismes (fioritures rapides appelées rivucate) certains passages du chant. Ceci dit la paghjella ancestrale se chantait à trois.
En principe, l’harmonie de la paghjella est fixe et déterminée à l’avance alors que la mélodie et les mélismes de la siconda ainsi que les mélismes de la terza sont improvisés (ou du moins spécifiques à chaque chanteur) tout en restant bien entendu dans une certaine harmonie générale du morceau, un peu comme dans un phrasé de jazz.
Il va de soi que la paghjella existait avant le tempérament égal (système qui divise la gamme en 12 demi-tons pour des raisons au départ plus pratiques qu’esthétiques comme par exemple sur le clavier d’un piano) par conséquent la « vraie » paghjella, celle de nos anciens, utilisera souvent une gamme qui semble microtonale pour une oreille occidentale et qui fluctue plus ou moins entre majeur et mineur (avec souvent l’utilisation d’une tierce naturelle.)
Une paghjella « réussie » doit allier la singularité vocale des chanteurs et leur cohésion harmonique à mélanger leur voix à celle des autres ; autant dire que la paghjella parfaite est un idéal jamais atteint. Il se dégage d’une paghjella « réussie » des harmoniques, des notes supplémentaires de celles produites par les chanteurs eux-mêmes et qui donne l’impression d’un plus grand nombre de participants au chant.
Pour des raisons de tessiture, la paghjella est plutôt un chant d’hommes ; comme le voceru (chant funèbre improvisé par les pleureuses) et la nanna (berceuse) sont plutôt des chants de femmes.
Dernier point , le chanteur de paghjella porte souvent la main à son oreille : c’est dans le but d’avoir un retour naturel qui lui permet de varier son propre volume d’écoute par rapport aux autres chanteurs et surtout de ne pas s’égosiller.



Texte 2 : La paghjella,
cette machine à remonter dans le temps .


Je ne me souviens pas de la première fois que j’ai entendu la Paghjella, probablement enfant au village. Je me souviens en revanche de cette équipe de chantres qui, d’une certaine manière, ont perpétué sinon établi la renommée de ce chant polyphonique. J’ai eu la chance, moi qui, enfant, les considérais comme les détenteurs inaccessibles d’un savoir mystérieux réservé aux représentants d’une génération vénérable, de les côtoyer durant mon adolescence au point de me fondre avec eux à maintes occasions. Car la paghjella c’est avant tout cela : quelque chose qui efface les différences d’âge, qui gomme le fossé des générations, qui permet à des jeunes et des moins jeunes de festoyer ensemble trois jours et trois nuits sans s’ennuyer une seconde en partageant pour ainsi dire tout : la joie, la convivialité, l’humour même, l’ivresse parfois mais surtout le plaisir de l’harmonie des voix, la sensation de chanter une paghjella parfaite, de faire vibrer les harmoniques, ces notes générées par les autres notes chantées, que l’on entend mais que personne dans le cercle ne produit directement et que certains anciens attribuent volontiers à une participation posthume de chanteurs défunts.
Il faut se rendre dans un village ou la paghjella n’a plus été chantée pendant des décennies pour découvrir, dès les premiers accords de voix lancés, un petit vieux essuyer discrètement une larme sur le coin de l’œil ou un enfant bouche bée écarquiller les yeux d’étonnement. Car la paghjella c’est aussi cela : quelque chose qui vous projette à la fois dans le passé et dans le futur, quiconque l’a bien connue n’en ressort pas indemne et il en est souvent de même pour celui qui la découvre.
Le chanteur de paghjella durant ses premières années d’apprentissage est souvent frustré dans son art : il faut être trois pour chanter la paghjella et de plus les occasions sont rares ; par conséquent il connaît bien cette sensation étrange qui fait que, une fois qu’il a entendu les premiers accords de voix résonner au loin, son sang se met à chauffer, il sent son cœur battre très fort au niveau des tempes en même temps que ses entrailles semblent se liquéfier alors qu’un irrésistible réflexe pousse ses jambes en direction de ces notes familières tant attendues. Parfois, il s’imposera malgré tout une attitude nonchalante dans son déplacement afin de ne pas éveiller les soupçons de son entourage ; sachant qu’il est « accro », il peut ne pas vouloir le montrer ; c’est peine perdue! Le temps qu’il va passer avec ses acolytes et l’énergie qu’il mettra à le prolonger attestera d’une manière indéniable sa passion pour cette forme de chant. Car la paghjella c’est parfois cela : un sport d’endurance en même temps qu’une drogue régénérante qui insuffle une sensation de toute puissance, d’efficacité d’action, de surpassement de soi et qui, selon mes propres observations, permet effectivement à l’individu de repousser ses limites jusqu’à l’extrême. Les années de pratique venant, le chanteur de paghjella devient plus sûr de lui et pourtant, périodiquement, il va connaître le doute : au moment où il était persuadé d’avoir atteint le sommet de son art, ne voilà-t-il pas qu’il se rend compte qu’il a encore beaucoup de choses à apprendre : une subtilité dans le mélisme (ma ùn a facciu micca à fà sta rivuccata !), une perfection dans la gamme (ma cumu ferà per cantà cusì à l’usu anticu ?), une précision dans le rythme (ma cumu serà chì u mo versu ùn chjocca micca cum’ellu ci vole ?). Car la Paghjella c’est surtout cela: quelque chose que l’on pourrait définir d’une manière simpliste comme un cri animal mais qui est en fait un style de chant raffiné très complexe qui fait tendre ses interprètes vers une perfection qu’ils n’atteindront pour ainsi dire jamais tant les difficultés qu’ils surmontent laisseront immanquablement la place à de nouvelles complications.
Comme la paghjella ne nous a pas tout dit, elle nous empêchera encore longtemps de dormir.

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